Je suis à Thomasique pour deux jours et demi dans le cadre de mon travail. Thomassique un beau nom pour un beau village. Ce n’est pas loin du prénom de mon père. Il y a vécu en fait, il a grandi dans la zone et en parlait souvent de son vivant. Ses parents y possédaient des lopins de terre, je crois, mais je n’en sais rien à part que la zone fait partie de l’enfance du premier homme de ma vie, mon père. Honnêtement je préfèrerais être à Port-au-Prince en cet instant précis, chez moi. Mon environnement me manque et je ne me sens pas le courage de faire face, plus tard, à la nuit sans électricité.
Dans la cour de l’église baptiste où se trouve aussi la maison du pasteur qui nous héberge, des gens viennent collecter de l’eau fraiche d’une fontaine implémentée à cet effet. Ils parlent de deux jumeaux de deux ans atteints de choléra. La maman vient juste de passer, hâtant le pas vers l’hôpital où ses enfants sont en train d’être soignés . Elle ne peut rien contre le choléra mais sa présence, ses prières en leur faveur doivent certainement être d’un apport sublime. L’une des voisines lance un commentaire qui me secoue un peu : Ah ! lap mennen konba sa pou kont li ! Nèg la ap anmize li ! Qu’en savent-ils, me dis-je ! Chacun a sa façon d’exprimer la douleur. Certains prennent la fuite. Un autre commentaire se charge d’éclairer ma lanterne : Si li pèdi timoun sa yo….li tou pèdi tout bagay paske fanm nèg la fèk akouche yon pitit gason. M te pale ak manman jimo yo ayè, li di m Bondye pap kite l pèdi batay sa.
Cette conversation ajoute une tonne d’émotions à l’atmosphère pourtant sereine. La brise généreuse n’arrête pas de faire pencher les feuilles de l’arbre sous lequel je me tiens et j’éprouve un plaisir infini à les laisser me caresser le visage et les épaules nues. Je déserte volontiers cette provision de félicité passagère pour me laisser aller à imaginer la vie de cette maigre femme que je viens de voir passer. Comme si être pauvres et avoir deux enfants atteints d’une maladie stigmatisante, dont on ne guérit que par miracle dans une zone dépourvue de services adéquats, n’était pas une charge suffisante ; il faut aussi que l’éventualité de la guérison ou de la perte des fruits de ses entrailles soit un élément d’une lutte consacrant le pouvoir social immense qu’elle et tous ceux qui croient et pensent comme elle confèrent à l’homme haïtien. Elle devrait se retirer de ce cinéma et changer sa vie…Si seulement elle le pouvait !
On se couche tôt à Thomassique. Très vite dans le soir, je vois les lueurs des petites lampes mourir et les fenêtres se fermer. Je rentre dans ma chambre, m’étends sur le lit, souhaitant m’endormir le plus vite possible. Un cri, soudain, fend la nuit. Le sujet de la conversation du début de la soirée pénètre la chambre avec lui et emplit tout l’espace. J’arrête de respirer.
Le cri s’élève à nouveau, plus long cette fois-ci. Allongée sur le lit, j’imagine les petits corps froids des enfants. La fusée sonore parcourt le village et le domine durant une bonne partie de la nuit. Je ne pas lutte pas contre elle. Je l’accepte. Je pleure aussi sur moi. Je porte en moi tout une cargaison de tristesse qui ne demande pas mieux que d’accueillir cette contribution à l’expression de la peine. Je pleure en silence. Je ne suis pas chez moi. Je maudis la MINUSTAH porteuse de ce fléau. Je déplore notre système de santé moribond. Je maudis les politiciens. Je condamne tout ce qui est condamnable incluant ma propre personne à cause de mon impuissance face à toute cette précarité. Combien d’enfants subissent comme moi le tourment de ce cri perçant dans la nuit et savent que l’un d’entre eux vient de mourir. Combien de mères sont en train de chercher leurs mots pour expliquer à leurs enfants que le diable choléra ne les emportera pas aussi dans sa fureur contre le village ? Fatiguée, la voix devient de plus en plus faible puis s’éteint dans la nuit. Je m’ endors épuisée.
Le lendemain matin, je me lève tôt pour m’enquérir des nouvelles de la famille. Un petit groupe de trois est sur la cour. Je m’approche de mon hôte et lui dit : La dame a perdu le combat. Ah me dit-il, manmzèl se yon gwo foutbolè. Li drible tout moun ! J’ai bien entendu sa remarque mais tellement certaine de la mort des enfants, je poursuis sans m’attarder sur sa phrase. C’est malheureux de voir mourir des enfants mais …quel choix a-t-elle fait lui dis-je, me reprenant bien vite ? Ils ne sont pas morts, elle est morte. Rentrée de l’hôpital hier soir, elle s’est couchée et s’en est allée. Fatiguée de mener tant de batailles, elle a choisi une autre voie. Et les enfants dis-je, à l’hôpital entrain de recevoir des soins. A-t-elle choisi ?
Lunise Jules
Août 2011